La saga des troya - Saison 1 - Chapitre 1
Le jour se levait, sa pâle lumière montrait un temps bien gris. Devant la cheminée, le père et un de ses fils.
Novembre est l’époque des ralentissements d’activités. Pour eux rien de mieux à faire, que de se réchauffer aux flammes bienfaitrices.
Le père songeur, demande à son fils :
· Quel jour sommes-nous Jean ?
· Le samedi 8 novembre 1350.
· Je te remercie pour le jour, j’hésitais avec vendredi … mais je sais quand même, pour le mois et l’année.
Pierre vient de répondre. Il est assis sur une chaise en bois avec accoudoirs, siège paillé, assez rare pour l’époque, surtout réalisé avec un magnifique bois de noyer sauvage, plusieurs fois centenaires, très veiné de noir, formant sur le fond doré de la plus grande partie du bois, des jaspures ondulant d’un bord à l’autre des pièces de bois formant le siège.
Plusieurs de ces sièges sont répartis, en prenant comme axe la cheminée.
Il est vrai que cette région, bordant l’Isère sur sa rive droite à la hauteur de Vinay et de St.Marcellin, où les rives se relèvent presque aussitôt en coteaux plus ou moins pentus, l’on commence à voir, par-ci par-là, des plantations de ces arbres sauvages. La rive gauche elle aussi, laisse entrevoir le même destin.
Plantations ? … Un bien grand mot pour décrire quelques lignes placées en bordures des champs ou entourant les « pierrés », genre de tumulus de cailloux de molasse plus ou moins gros, sortis de ces sols pas toujours faciles à rendre fertiles. Par contre cet arbre s’y plaisant fort bien, va, bien plus tard, faire la recette, si ce n’est la fortune, des quelques-uns qui auront cru en lui.
Pour le moment, il s’agit plus d’une culture vivrière permettant de donner un fruit rond et ventru, pas très gros, mais riche en huile, se reproduisant par semis. Il existe à l’état sauvage deux variétés, l’une à floraison précoce, la deuxième plus tardive que l’on a baptisé de la St.Jean. Ces noix permettant d’en retirer la seule huile pouvant être produite dans la région.
La noix séchée se conserve très bien, elle permet à ces travailleurs de l’époque, de trouver pendant l’hiver, une quantité non négligeable des matières grasses alimentaires indispensables, se présentant aussi sous forme d’huile.
Pierre vous l’avez compris est le père de jean. Âgé de plus de cinquante ans faisant figure d’ancêtre, il a droit de ce fait à la meilleure place au bord de la cheminée monumentale, donnant à la grande pièce une suffisante chaleur. Les flammes aidant la lampe à huile ou les bougies à l’éclairer le soir.
Jean quant à lui, vient d’avoir seize ans, il est le plus jeune des enfants du couple s’étant uni vingt six ans plus tôt, le quatorze juin 1324. Le couple a eu trois enfants, Jacques l’aîné âgé de vingt cinq ans, la fille cadette Anne, qui atteint ses vingt et un ans.
Trois enfants représentent relativement peu pour ces familles des campagnes où souvent les enfants sont considérés dès huit ou neuf ans, comme une main- d’œuvre indispensable.
Heureusement ce n’est pas le cas de cette famille, du moins depuis pas mal de temps, même si bien plus tôt, leurs origines ne leur auraient pas permis bien autres choses.
La pièce où sont installés le père et le fils, fait partie d’une maison de type bien local, dite Dauphinoise, couverte de tuiles romanes, ou dites creuses, sur une charpente en barres de châtaignier refendu en deux, recevant entre les deux moitiés de bois, la tuile canalisant l’eau ramassée par la tuile de couverture jusqu’en bas du toit par-dessus la « dépassée » de toit.
Elle est constituée de trois corps de bâtiments formant un U ouvert, avec au fond de la cour centrale, la maison d’habitation, puis sur les ailes, les écuries, les hangars fermés, pour le matériel et les harnachements, soit des chevaux de trait, soit des bœufs employés au moment des grands labours.
L’ensemble des bâtiments est relié entre eux par un mur de pierres de molasse, ou fait partie de l’enceinte fermée par un lourd et monumental portail de bois ferré. Les temps ne sont pas sûrs, il faut y penser. Ce n’est pas pour autant une forteresse, mais rien ne communique à l’air libre sur l’extérieur.
Attenant à l’arrière des écuries un grand toit de tuiles creuses ou canal, prolonge la pente pour finir presque à hauteur d’homme, créant un important volume pouvant contenir les fourrages et les pailles pour les bêtes.
Tout cet ensemble laisse deviner la position sociale de ces gens qui ont su, par le travail de nombreuses générations précédentes en arriver là. Chaque génération apportant une amélioration ou un agrandissement de ces divers bâtiments, de même que de nombreux défrichages vont agrandir le domaine en terres cultivables.
De l’autre côté, le bâtiment reçoit pour une partie le poulailler, puis au bout, deux chambres pour les journaliers et un petit logement muni d’un feu pour le responsable de ces gens, qu’il doit nourrir avec l’aide de sa femme et des filles de service de la maison dite « de maître ». Tous vivent de leur travail qu’ils échangent en grande partie pour la nourriture, le logement, la sécurité et quelques ducats par an, leur permettant d’acheter quelques nippes, mais surtout le dimanche, pouvoir aller à la taverne du village, duquel bien souvent mais heureusement pas pour tous, le retour est périlleux.
Les filles arrondissent leur pécule, en brodant pour la communauté des Sœurs dont le couvent n’est pas si loin. À charge pour les Sœurs, d’une petite compensation versée aux filles, très heureuses comme cela.
Dans cette région le mois d’octobre est le mois de la fin des récoltes, la Toussaint lance la préparation des terres pour les prochaines, démarre les exploitations d’hiver, notamment le bois.
C’est là aussi que l’on bâtit les projets. Et parmi ces projets, il y en a un qui occupe la tête de deux personnes, la mère et la fille. Pierre le père a dit en son temps, que l’on verra suivant les récoltes si oui ou non l’on peut organiser le mariage d’Anne … afin d’éluder le sujet.
La mère dont il faut maintenant faire connaissance est une femme issue d’une famille de voisinage, apportant en dot le jour de son mariage une propriété presque égale à celle de son mari. Cela, bien sûr, compte lourd dans la balance, même si l’autorité maritale ne peut être discutée.
Cette femme se prénomme Magdelaine Léonord, (avec ai et non ei), son nom de jeune fille étant Belissard des Hautes Combes. Son père, marié à la fille du Seigneur des lieux : Les Perrières de Grand Maison. Belissard n’ayant eu qu’une fille elle hérita de tout.
Nous voilà donc avec les éléments nécessaires pour voir le déroulement de cette «négociation » entre les époux et la fille.
Le 9 novembre est un dimanche, il est hors de question de travailler, d’autant plus que Georges le vacher a les consignes pour la responsabilité du cheptel.
Donc, le dimanche est réservé d’abord à aller à la messe de la paroisse de Quinsivet, petite église bâtie par les hommes d’alentour sur ce lieu-dit et tenue par le curé Caillat venant de la haute Isère. Un peu strict comme les roches grises de sa région.
Pierre se lève comme à son habitude vers les six heures du matin. Pour cette période de l’année il ne fait pas encore jour. Il sort du lit avec délicatesse, essayant de ne pas réveiller Magdelaine, qui elle, pour jouer le jeu, fait souvent semblant de dormir sous l’épais édredon de plumes de canards d’eider et de duvets d’oies sauvages. Elle sait qu’un peu plus tard sa femme de chambre viendra lui servir le petit déjeuner. C’est le cas vers les sept heures, quand Gertrude frappe et entre dans la chambre, jette deux bûches sur les braises de la cheminée, en disant :
J’ai vu que Madame est réveillée. Je viens vous servir du lait chaud avec votre confiture de prunes préparée pour vous par Josette, avec les prunes blanches des pruniers du champ des hautes combes. Celles que vous préférez à la bonne saison depuis votre jeunesse. J’ai mis deux grandes « rôties » de pain frais, cuit hier au four à pain par notre cher Georges. Nous aurons pour midi des belles tartes aux pommes, dont voici un morceau sur le plateau.
· Que c’est gentil de la part de Josette … Dites lui merci pour moi, elle le mérite bien, ainsi que Georges.
Magdelaine se glisse du lit, assez haut il est vrai, car le sommier tapissier posé sur les bateaux du lit, arrive à la hauteur du haut de la jambe. Gertrude ayant posé son plateau sur un guéridon en noyer, tend à madame une robe de chambre en lainage très confortable, cousue de carreaux de différentes couleurs, dans les tons de jaune pâle, d’ocre et de vert tendre. Un ruban vert foncé peut serrer la taille comme une ceinture.
Le guéridon est devant une cheminée faite en pierre de l’Echaillon couleur crème, toute incrustée de coquillages fossilisés. Un doux feu, de braises ravivées, réchauffe la pièce.
Autour de la chambre, une boiserie faite de chêne, de châtaignier et de noyer, passe par le dessous des fenêtres en faisant le tour complet. Dans un angle de la pièce, une table munie d’un miroir rectangulaire, une chaise tapissée devant. Dessus des flacons et des instruments de toilette. Aujourd’hui nous la nommerions coiffeuse.
À côté, entre la porte d’entrée et l’une des deux fenêtres à petits carreaux, une armoire dite de mariée, en noyer massif, entièrement sculptée par un compagnon, dont la signature en initiales géométriques figure au bas du montant central. Montant servant de buttée aux deux portes massives travaillées, ferrées, avec fiches et entrées de clefs en fer forgé.
Tout juste à côté, occupant la place restante, une psyché repose sur le parquet de chêne. Le plafond est fait de solives apparentes en châtaigniers de futées, équarries à l’herminette et légèrement tintées au brou de noix. Le châtaignier ayant comme vertu le pouvoir de chasser les araignées. Le plancher supérieur est aussi en lames de ce bois, mais peint en vieux rouge. Les murs restants au-dessus de la boiserie sont badigeonnés avec de la chaux teintée légèrement au bleu.
Le reste de la pièce comporte quelques petits meubles sur lesquels sont entreposés des objets souvenirs, des flambeaux en argent et des bougeoirs en cuivre jaune, brillant comme de l’or.
La journée débute, comme souvent le dimanche.
Un peu plus tard, vers neuf heures, neuf heures trente, toute la famille passe ses plus beaux atours, pour se rendre à la chapelle de Notre Dame de Quinsivet où a lieu la messe paroissiale, elle se situe à une demie lieue vers le manoir du même nom, soit aujourd’hui deux kilomètres environ.
Cette distance quoique courte pour les marcheurs de l’époque, va, pour notre famille, se faire non pas à pied, mais en calèche attelée à deux chevaux bai ; elle est munie d’une capote contre les intempéries de l’hiver repliée en deux parties sur l’avant et l’arrière pendant l’été. Un des chevaux bai, dit de « selle », est réservé pour la charrette plus légère à deux roues, qu’on appelle coupé, l’un se nomme Bijou, l’autre Friquet.
Vers neuf heures, Henri, bras droit de Pierre et Jacques, attelle la calèche, attache les chevaux à l’anneau de fer scellé au mur de la maison, à droite de la porte d’entrée. Leur jette sur le dos une couverture à carreaux rouge et noir.
Plus tard, sort Magdelaine ; sa fille Anne lui donnant le bras, suivies des trois hommes : Pierre, Jacques et Jean. Les femmes montent sur la banquette du devant mieux abritée tout en tournant le dos à la marche ; Jean et Jacques sur celle de derrière. Les guides sont prises depuis le siège du cochet par Pierre le père, qui ne les laisserait pour rien au monde, car c’est lui le responsable de toute sa famille, peut-être aussi parce qu’il veut demeurer son chef.
Henri sort du bâtiment voisin où il guette le départ ; retire les couvertures des chevaux, les met dans le coffre de bois situé sous le plancher de la calèche, tourne l’attelage dans la direction du grand portail. Pierre claque la langue deux fois et frappe légèrement des guides le dos des chevaux. L’attelage avance au pas, passe le grand portail, sur le chemin sableux prend le trot, sous le soleil d’un matin d’automne laissant présager une belle journée.
Tout ce beau monde arrive sur la petite place du devant de l’église. Pierre tire les guides, les chevaux s’arrêtent. Jacques saute de la banquette prend un licol, attache les chevaux à une grosse chaîne de fer maintenue tendue entre quatre piliers bas en pierre de taille. Remet sur le dos des chevaux les couvertures, pendant que Jean aide sa mère à descendre de calèche.
Ils ne sont pas les premiers, une ou deux autres calèches sont également immobilisées à la chaîne. Pas loin de la suivante, un homme semble attendre. En effet il s’approche de la calèche dès que les deux femmes aidées par Jean, eurent mis pied à terre.
Un sourire éclaire son visage. Il tend la main à Pierre avec un petit salut de la tête.
Comment vas-tu Pierre ?
Les deux hommes se connaissent bien et depuis longtemps, ils se tutoient.
· Bien lui répondit-il.
· Tous les tiens vont bien il me semble ?
· Oui … pour le moment pas d’ennuis.
· Les hommes se sont avancés l’un vers l’autre, de ce fait un peu éloignés de leur famille papotant en cercle.
· Pierre si tu veux bien, j’aimerais te présenter mon frère et sa femme. Ils viennent de Beaulieu nous rendre visite, tout en passant la journée avec nous.
· Avec plaisir.
· Le frère se nomme Alexis Lacombe, il s’approche à son tour.
· Marie et Alexis je vous présente Pierre de Troya du foity haut, propriétaire du mas du foity.
· Ravi … disent-ils presque ensemble, un peu troublés par l’annonce du nom. C’est vrai que l’on entend souvent parler du mas du foity comme étant un exemple du genre.
Lacombe Jules, le frère, reprend la parole :
· Pierre … mon frère veut te proposer une affaire, pourra-t-il te voir ?
· Tout à fait … Qu’il vienne en fin d’après midi, si vous le pouvez bien sûr, nous discuterons de votre proposition.
Pendant ce temps, la famille Pierre de Troya a lié conversation avec une autre famille où l’on aperçoit un jeune homme de belle allure, bien mis de sa personne, faisant un peu rosir notre petite Anne. Serait-ce le promis ?
Le curé Caillat vient sur le perron de l’église, en demandant à toutes ses ouailles de bien vouloir entrer assister à la grand’ messe … Que va-t-il se passer maintenant ?
Dans l’église on peut voir qu’un rituel est installé. Sur le flanc gauche une stalle fermée par une petite porte donne accès à un banc en noyer ciré, au devant un prie-Dieu recouvert de velours rouge capitonné, servant de protection pour se mettre à genoux, sans que ces dames salissent leurs toilettes, pour aussi, un peu plus de confort. Les hommes restent debout s’inclinant seulement pour l’élévation. Mais là, n’est pas la question.
En face, au flanc droit de la travée, une autre stalle fermée aussi, est de la même facture, mais plus simple. Pas de velours. Seulement un agenouilloir capitonné de cuir naturel sur toute la longueur. Ici se sont installés les de Troya, alors qu’à gauche est installée la famille de Saint Jay à Quinsivet, propriétaire du manoir et des terres, qui depuis le «château » vont rejoindre ou presque la paroisse de St.Vérand.
Nos deux voisins d’église le sont aussi par les terres et les bois. Depuis longtemps les Saint Jay essayent de s’octroyer les bonnes terres les limitant, faisant parties de la propriété du mas du foity haut. (À cette époque le foity est coupé en deux, une partie est sise dans la combe et l’autre est sise sur le haut du coteau.) Il faut dire, que de ces deux familles, la plus ancienne installée ici est celle des Troya du foity haut, dont le nom tellement ancien s’est écrit de plusieurs façons. Comme la plupart au début des conquêtes des sols de cette région.
Les Troya ont toujours des titres plus anciens que les Saint Jay à Quinsivet, étant installés depuis moins longtemps, munis seulement de leur titre de Seigneur de Quinsivet. Les quelques procès chicaneurs des Saint Jay vont rester sans suite, faisant seulement les beaux jours des hommes de loi de St.Marcellin.
Les relations de voisinage s’en trouvent un peu troublées on peut s’en douter, mais le temps aidant, les relations s’améliorent.
L’espace est grand entre les deux maisons, l’on ne se voit pas souvent, si ce n’est comme aujourd’hui à la messe, où un simple bonjour de courtoisie est échangé. Messe suivie par de nombreux fidèles, faisant pour la plupart partie des employés des Saint Jay ou des Troya.
Notre curé ayant fini et son sermon et sa célébration, invite ses fidèles à pouvoir quitter l’église, par un ite missa est, retentissant.
Tout le monde sort sur la placette. Il se forme des groupes de personnes ayant les mêmes intérêts, pour les mêmes choses, échangeant leurs idées, leurs points de vue, les nouvelles. Car il faut savoir que de tous ces hommes et femmes étant là, peu savent lire et écrire. On se renseigne l’un l’autre des nouvelles glanées sur le marché de St.Marcellin, où quelques-uns se sont rendus. Ils apprennent le cours des marchandises, des produits agricoles etc. … Ce lieu de culte, devient aussi lieu de rencontres.
Il y en a une rencontre, que nous avons laissé à l’entrée de l’église, c’est celle d’Anne et de ce jeune homme, ainsi que ses parents.
Effectivement comme l’on pouvait s’y attendre le groupe s’est reformé en rejoignant les calèches, les charrettes légères à deux roues que l’on appellera coupé. Bien plus tard le marquis de Tilbury, y attachera son nom.
Au bord de la calèche de Pierre, le fils prétendant et ses parents se sont approchés. La femme s’adresse à Magdelaine :
· Magdelaine … est-ce que Pierre a pu réfléchir à la situation de nos enfants ?
· Je ne sais pas encore définitivement, nous en avons parlé. Mais puisque aujourd’hui nous sommes tous ici, je vais lui reposer la question.
Elle s’approche de Pierre, en discussion avec le métayer des Saint Jay, sur le sujet d’une limite, d’un grand bois, dont à peu prés la moitié est à chacun. Il vient de lui dire qu’il enverra dès demain à quatorze heures, Henri, pour faire le bornage de la coupe avec lui.
· Pierre, j’ai une question à te poser. Nous sommes Toussaint passée ; as-tu pris une décision pour Anne et Renaud
· Oui répondit-il, en continuant de s’avancer vers le groupe. Oscar, voulez-vous que nous allions jusque chez nous pour parler un peu de nos enfants. Le lieu sera mieux choisi.
· Oui en effet, nous serons plus tranquilles.
Anne est de plus en plus rosée, son cœur bat de plus en plus vite, que va dire son père préférant marier le fils aîné, comme les règles l’imposent.
Oscar Gilot et Thérèse sont les parents de Renaud. Ils habitent une maison au bout du bourg de St.Vérand, sur la route allant à Varacieux. Maison simple à laquelle est adossé sur le derrière un atelier vitré sur tout un pan de mur.
Pierre accompagné de tout son monde, repart en direction de la maison des Troya, suivi par le coupé des Gilot, tiré par un seul cheval léger.
Ils arrivent et entrent ensemble dans la cour intérieure du mas des Troya.
Henri, toujours vigilant, saisit les deux chevaux de la maison par la bride, les immobilisant sûrement, pendant que les femmes prennent le temps de descendre. Attache le coupé à l’anneau du mur, rentre la calèche de la famille sous le hangar, dételle et s’occupe des chevaux.
Sur les trois marches de pierre formant un petit perron devant la porte d’entrée, Magdelaine invite Thérèse à pénétrer dans la maison. Gertrude est venue ouvrir la porte, alertée par le crissement des roues et des fers des chevaux sur le carré pavé placé devant le perron.
Thérèse entre dans l’espace, Gertrude prend la cape portée par Thérèse, puis celle de Magdelaine, elle les pose en attente sur une sorte de banquette de bois faisant coffre, retourne rapidement prendre la houppelande des hommes.
Magdelaine et Thérèse dénouent le touret à mentonnière entièrement brodé, couvrant leurs cheveux. Gertrude les prend également.
La maîtresse de maison fait entrer les invités dans une pièce contiguë, servant de bureau et de réception des personnes en visites, donnant accès par une porte double à la grande pièce à vivre, les priant de s’asseoir autour d’une table ronde couverte d’un marbre veiné de rouge violacé.
Quatre fauteuils de bois, sur lesquels un coussin adouci l’assise, sont offerts aux invités. Ils s’assoient en échangeant quelques propos pour meubler leur installation.
Pierre, Oscar et Renaud se regroupent au cercle, utilisant les sièges disponibles.
Pierre prend la parole :
· Si nous reprenions la conversation que nous avons suspendue sur la placette de l’église. La question était de savoir si nous envisageons de marier Anne à votre fils Renaud. J’ai remis mon consentement pensant que le temps n’est jamais inutile à une telle décision, mais aussi pour avoir l’avis de Jacques, son droit d’aînesse doit le placer en premier.
Un silence s’installe sur le groupe … Pierre continue :
· Si Renaud veut toujours ma fille comme il me l’a demandé pour la St. Jean, j’accepte Renaud comme un fils. Jacques aime trop sa sœur pour lui refuser quoique se soit, assure que pour l’instant, il ne pense pas au mariage. Je regrette seulement de penser voir Anne quitter notre maison le jour venu. Il reste à nous les parents de mettre au point, d’abord le contrat de mariage, puis, la ou les dates, qui en dépendront.
Oscar acquiesce de la tête en rajoutant :
· Notre fils a devant lui une situation d’avenir. Certes pas la sécurité ni la fortune que représente une propriété comme la vôtre ; mais le moyen de gagner sa vie et celle de sa famille avec facilité, s’il veut continuer de travailler comme il le fait aujourd’hui. Nous avons dans notre famille depuis longtemps au bord de la Cumane, au lieu dit le « Saut de l’Aigue » un terrain, qui permettra un nouvel établissement.
Pierre sensible à l’éloge revient, en complétant :
· Oui c’est vrai. … Pour ces raisons, nous mettrons nos décisions par écrit auprès de mon notaire. Reste à nos enfants de se rencontrer pendant les fiançailles donnant le temps aux prévisions de se mettre en place.
Renaud et Anne, affichent un sourire n’ayant d’égal que leur joie, Anne, compte beaucoup sur son mariage avec Renaud, que jusque là, elle n’a seulement pu aimer des yeux.
Elle l’a rencontré incidemment, alors qu’elle allait chez le précepteur les instruisant depuis déjà des années, sans pour cela se connaître, ou même s’être rencontrés, elle l’aperçut ce jour là pour la première fois.
Anne, accompagnée par le fidèle Henri, se rend chez son précepteur n’étant autre que le frère Grégoire. Ce frère est dépêché par sa confrérie de St. Antoine, pour donner aux enfants des familles aisées, l’instruction de base ou un peu plus. Son bureau de cours se trouve dans une maison appartenant au Comte de Murinais, située à côté du couvent des bonnes Sœurs. Anne croise Renaud pour la première fois ce jour là, alors, que pourtant, seulement deux lieues séparent leurs habitations.
C’est vrai que le jeune homme, blond foncé aux yeux bleu, assez grand, élancé, a lui aussi remarqué avec intérêt cette jeune fille aux longs cheveux châtains, encadrant un visage fin, aux lignes douces. La taille bien marquée, un buste irréprochable, la démarche féline et naturelle.
Leurs regards se sont croisés ; plutôt accrochés ne se quittant que lorsque la tête tournée sur l’épaule, il est impossible de faire plus sans dépasser les bornes des usages, que l’un comme l’autre ont reçus de leurs parents, mais surtout de leur mère respective.
Il n’empêche que le garçon ne peut résister à l’idée de se retourner. Il le fait profitant du seuil de la porte de l’allée menant à la bibliothèque où le frère donne ses cours.
Là, il reste un moment comme médusé, dans l’embrasure de la porte, tenant le pommeau de cuivre de la serrure dans sa main droite, regardant s’éloigner et disparaître au coin de l’allée, inondée du soleil de cet été remarquable de juin 1349 ; une image inoubliable, marquant sa mémoire et sa vie à jamais.
Les jeunes gens n’ont de cesse de se revoir. L’un et l’autre questionnant le frère Grégoire, sans que cela puisse se remarquer. Le frère n’étant pas dupe, n’en reste pas moins muet comme une tombe.
Jusqu’au jour où ce qui doit arriver arrive.
Une rencontre imprévue aux feux de la St. Jean.
St. Jean, décidément, est le bienfaiteur de cette famille.
Alors qu’ils participent à la St. Jean, une fête importante dans les campagnes, particulièrement en Dauphiné, en plus à cette époque, Anne et Renaud, amenés par leurs parents autour du feu, vont fêter le saint comme il se doit.
C’est en effet le solstice d’été, le jour le plus long, qu’il est impératif de fêter pour avoir du bonheur toute l’année. Il est dit que ceux qui sautent par-dessus les braises en rencontrant une personne du sexe opposé, sont certains de s’unir pour la vie.
Et bien oui. Ils se rencontrent tellement, qu’ils manquent tomber dans les braises. L’un ayant pris son élan d’un côté du feu, l’autre presque en face, dissimulés de l’un l’autre, par un reste de fumée et la nuit noire de ce matin, où la pleine lune, bien basse à cette heure avancée, ne projette que des ombres allongées favorisant les zones sombres.
De ce fait ils se jettent carrément l’un contre l’autre, leurs mains occupées à tenir le surcot pour qu’il ne touche pas les braises, ils roulent sur le sol et l’herbe chaude, un peu roussie par l’intensité du feu du début de la fête ; quelques témoins crient de peur, mais pas de mal.
Un court instant leur est nécessaire pour comprendre ce qui venait de se passer mais aussi pour se reconnaître. Allongée sur le sol, Anne a son touret de travers, alors que la toque en peau fine de Renaud a été projetée un peu plus loin, ébouriffant ses cheveux blonds.
Après un tel exploit, que faire ? …
Il faut se relever.
Ce faisant, mâchuré par un peu de cendre, les lèvres du garçon, frôlent la joue d’Anne à la commissure des siennes. Surprise, elle ne bouge plus. Lui, déjà sur son séant, lui tend la main pour qu’elle puisse prendre appui et se relever. Ses jambes tremblent de plus en plus. Elle s’appuie contre son épaule toute frémissante, ne pouvant dire un mot.
C’est alors, que sort de l’ombre Pierre, son père, accouru à son cri. Sa mère arrive à son tour. Et là, la plus inattendue des choses se passe. Soutenant toujours Anne, Renaud, n’écoutant que son cœur, inspiré sans doute par St.Jean, demande à Pierre médusé, la main de sa fille. Ce n’est pas comme cela que le père a pensé la chose ; mais le saint a des idées que les autres n’ont pas.
Tout de même, ses mots s’embrouillant, il lui répond un oui timide, lui demandant réflexion.
Cette réflexion nous la connaissons maintenant, au moins pour une petite partie : le début de leur existence commune.
Revenons à la maison d’où sont partis depuis peu les parents. Renaud y serait bien resté encore pour parler tendrement avec Anne.
Le repas de midi, servi à la grande table de la pièce à vivre, s’est déroulé en parlant des préparations qu’il faut faire et prévoir. On parle de fixer une date, pour le mariage, si ce n’est le même jour, au moins le même mois que ses parents ; c’est à dire juin. Le mois convenant bien pour une fête de cet ordre. Il reste huit mois pour les préparatifs et cela fait deux ans environ, du jour qu’ils se sont vus.
Tout semble être pour le mieux.
Pierre sort de table, se dirige vers son bureau où il lui faut classer quelques papiers, avant l’arrivée des Lacombe.
On peut s’en douter, ils ne manqueront pas de venir au rendez-vous.
Mais qu’elle est donc cette affaire, que veulent lui proposer les frères Lacombe ?
Le reste du début de l’après-midi, est passé dans l’attente des Lacombe. Henri et le personnel ayant eu leur après-midi, comme d’habitude le dimanche.
Pierre de son bureau, dont la fenêtre donne sur la cour, veille à leur arrivée.
Vers seize heures la charrette des Lacombe, tirée par le petit cheval tout fumant de la grimpette qu’il vient d’avoir à faire jusqu’à la cour du Foity haut, entre dans la cour. Pierre sort, fait comme Henri le matin, recevant ses hôtes sur le perron.
· Entrez s’il vous plaît, madame Lacombe … Faites de mêmes messieurs.
Tout le monde s’exécute et entre dans le bureau sous les directives de Pierre les accompagne. Magdelaine arrive par la porte double de la grande pièce, souhaite à tous, bienvenue, leur montrant un siège pour s’asseoir.
· Que voulez-vous prendre ? Demande Magdelaine.
· Pas grand’ chose vous savez, répond Thérèse.
· Tout de même, que diriez-vous d’un peu de vin de noix ? … Je le fabrique avec Josette, j’ajouterai quelques biscuits au beurre également de son cru.
· Si vous voulez … répondent presque ensemble les trois invités.
Magdelaine ouvre la porte d’un grand buffet de chêne, dans lequel elle range entre autre, son vin de noix et la verrerie nécessaire. Elle en sort un petit plateau de cuivre ciselé, sur lequel elle pose la carafe et les verres. Elle dépose le plateau sur la table, fait le service, puis du même buffet, sort une boite en verre moulé en reliefs, dans laquelle sont rangés les biscuits. Pierre prend son verre, le lève, tout le monde fait de même. Magdelaine souhaite à la vôtre, les invités portent leur verre aux lèvres, dégustent une gorgée du vin de noix.
Un silence suit … Magdelaine scrute des yeux leurs mimiques, pour essayer de savoir qu’elles sont leurs impressions et deviner le verdict.
C’est Thérèse qui la première dit à Magdelaine :
· Je ne connaissais pas encore pour l’avoir goutté, ce vin de noix. J’avoue que c’est délicieux … Si vous le voulez, il faudra me donner la recette.
· Ce sera un plaisir, la recette mise au point par Josette est vraiment supérieure.
On se régale encore pendant un moment. Racontant quelques petits faits divers, concernant les uns ou les autres et les connaissances.
Magdelaine voyant le temps passer, remarque l’impatience de Pierre. Elle se lève, disant à Thérèse :
· Si vous le voulez bien nous passerons toutes les deux dans la grande pièce. Les hommes seront plus tranquilles pour discuter.
Les deux femmes se lèvent, les hommes les imitent par politesse. Elles passent la porte double et disparaissent dans la grande salle.
Pierre va derrière son bureau, demande aux deux hommes de s’approcher, ils tournent leurs sièges, se retrouvant face à Pierre.
· Alors messieurs, qu’est-ce cette affaire, que vous voulez me proposer ?
· C’est simple et compliqué à la fois, répond Alexis … J’ai en indivision avec mon frère Jules, hérité de nos parents, un grand bois suivi de terres, au lieu dit les Adrets. … La « terre du bois » comme on l’appelle … Elle est plantée de pommiers en pleins rapports. Le bois fait une surface de quinze stéraies* environ, aux deux tiers réservés aux cannes. Le bois de cannes a été exploité il a trois ans ; cela peut être une difficulté. Quant aux cinq stéraies de châtaigniers, elles sont bonnes à couper pour la douelle et le piquet. C’est une parcelle dense produisant beaucoup par son orientation, les bois grossissent très vite.
· C’est bien, dit Pierre, mais où est la difficulté majeur.
· Et bien reprend Alexis, nous ne pouvons plus entretenir et faire rendre profits à ces terres, nous voulons donc les vendre.
· Jules prend la parole, mettant en avant la camaraderie :
· Pour vendre ces parcelles, il y a dans le coin que deux acheteurs possibles, toi Pierre et les Saint Jay, d’autant plus que le bois est limitrophe avec des terres de Quinsivet vers le « Plan de l’Orme » et toi aussi … Je pense que tu vois mieux la difficulté se posant à nous. Ou l’on vend à Saint Jay, et je me fâche avec toi, ou nous te les vendons, et c’est lui qui fait la tête … Je sais aussi que pour toi le cumule des charges, entre autre : le mariage de ta fille, est peut être, un handicap.
· Ecoutez-moi … C’est vrai que ces parcelles sont bien placées. En ce qui me concerne … elles m’intéressent … mais le mariage de ma fille n’est pas un obstacle. Au contraire peut-être. Mais enfin tout cela, est aussi lié au prix que vous en voulez.
· Le prix est raisonnable … nous te donnerons toujours l’avantage. En plus il est hors de question de mettre en compétition Saint Jay et toi.
· Merci, dit Pierre … je reconnais bien là l’esprit qui m’a permis de te considérer comme un ami. Je vais y réfléchir. En parler à Magdelaine, ainsi qu’à Jacques, ils ont leur mot à dire. … Donnez votre prix à mon notaire maître Rival, que je dois voir pour le contrat de mariage, nous en parlerons ensemble et étudierons le projet.
La journée se termine, il faut rentrer. Les Lacombe quittent le mas des Troya, avec l’espérance de réaliser leur affaire. Quant à Pierre il passe une nuit agitée. Beaucoup de choses à la fois.
Le lendemain matin Pierre appelle Jacques, l’informe en détails des propositions des Lacombe, comme il l’a fait au lit, pour Magdelaine.
Elle a réfléchi rapidement en lui disant tout simplement :
· C’est toujours toi qui décides des affaires … je te laisse continuer à le faire.
Jacques comme responsable du domaine pour beaucoup, lui dit simplement :
· Ces quinze stéraies, sont vraiment bien placées, il faut faire le maximum.
· Dans ces conditions, voici mon plan : Nous devons cet hiver exploiter tous les châtaigniers des parcelles des « Quatre chemins », soit vingt stéraies. Nous y ajouterons les cinq stéraies des Lacombe, ce qui doit nous faire en revenu le montant de l’acquisition du total. Je verrai avec maître Rival la possibilité de retirer des placements pour deux ans, si nécessaire. Dans deux ans le bois de cannes sera exploitable. Ce produit est en hausse en ce moment, les cannes de toutes sortes, sont à la mode … La vente des cannes devrait remplacer les placements retirés. Les deux ans nous permettront de tout faire sans trop de surcharge … Mais veille quand même à trouver trois ou quatre journaliers bûcherons de plus pour cet hiver … Les percherons et les bœufs auront de quoi faire, c’est sûr ! … Je vais à St.Marcellin à la tonnellerie négocier les plus grosses pièces pouvant faire de la douelle, afin de rentabiliser au maximum, et si Dieu le veut, l’affaire sera écrite, signée et réglée … Les économies pour le mariage sont prévues depuis plusieurs années. Malgré les cachotteries que j’ai faites, ta sœur aura son mariage et ta mère sera heureuse.
- Trois stéraies ou stérées sont à peu près égales à un hectare. C’est une mesure purement régionale, s’étant sus plantée au journal, peu commode pour le calcul des surfaces.